La low-tech existe-t-elle dans le numérique ?

Je développe une gêne croissante vis-à-vis de la notion de « low-tech » en informatique : il me semble y déceler un biais inconfortable dans sa définition même. Je précise que je parle en tant que développeur travaillant principalement dans le Web. Cet article est – volontairement – biaisé.

Pour comprendre l’origine de mon problème, il me faut commencer par définir ce que j’entends par low-tech. De mon point de vue, il s’agit avant tout d’une notion qui s’oppose à celle de high-tech. Si vous effacez cette dernière du paysage, la low-tech disparaît par la même occasion car elle perdrait son sens, sa raison d’exister. Je parle ici de la notion et non pas de l’existence « d’objets low-tech » (une roue en bois par exemple) qui ne disparaitront pas par magie. Il nous faudrait toutefois désormais définir ce qui ferait la spécificité d’un numérique high-tech pour en tirer ce qui s’y oppose. Or le numérique est intrinsèquement high-tech car il se base sur des connaissances et des techniques de pointe. Le fonctionnement d’un ordinateur et déjà par lui-même quelque chose de pointu ; que dire alors de sa fabrication ? de celle de nos ordiphones ? et des milliers de kilomètres de câbles parcourant la terre et les océans pour former l’Internet mondial ?

Comment définir un terme – la low-tech numérique – si son existence même est impossible ? 1

Il est toutefois évident que certaines pratiques et outils numériques décrivent une réalité low-tech, ne serait-ce qu’à travers la définition que leur donne leurs concepteurs et conceptrices. On peut notamment citer le site du « low-tech magazine », tournant sur un serveur alimenté en énergie solaire et qui passe hors-ligne lorsque le soleil vient à se cacher trop longtemps. En moins extrême, Gauthier Roussilhe a raconté la transition de son site vers un site « low-tech ». Plus récemment, Geoffrey Dorne a également listé quelques sites (à inspiration) low-tech. J’ai moi-même créé un générateur « low-tech » de sites statiques.

Une chose me frappe alors : le numérique low-tech serait-il le Web « un point zéro » des débuts ? de simples sites statiques à l’occasion d’un grand bond en arrière dans nos usages ? C’est évidemment une manière très caricaturale de voir les choses et il suffit de reprendre l’article de Geoffrey pour cela : il y cite notamment Wikipédia et un thème pour Wordpress. On reste évidemment sur des systèmes très simples, mais on voit que la low-tech n’est pas uniquement réservée aux sites statiques ; une part de « dynamique » y est autorisée.

Reste à déterminer ce qui rentre dans la case et ce qui n’y rentre pas. Une application métier peut-elle être low-tech ? Si je me base sur mon ressenti j’ai envie de répondre par l’affirmative. Qu’en est-il d’un service de streaming de vidéos ? Ici, j’ai envie de répondre par un franc « non »… mais si les vidéos sont optimisées au poil de cul, mises en cache et partagées sur le réseau local au point que leur impact écologique ne constitue plus qu’une ridicule broutille ?

Ce n’est peut-être pas aussi simple…

On voit toutefois sur cet exemple de site de streaming que pour faire du low-tech, j’ai dû user de l’argument d’un certain savoir-faire technique ; d’une technique qui me permette de réduire l’impact écologique du site en question. Je m’étais d’ailleurs fait cette réflexion en lisant l’article de Gauthier qui expliquait avoir réduit de 75 % le poids des vidéos qu’il hébergeait, soit un passage de quelque 14 Go à un poids final d’environ 3 Go. Finalement, les autres optimisations qu’il avait pu faire par ailleurs ne représentaient plus grand-chose comparé au gain fait sur les vidéos. On aurait pu le questionner sur l’impact de la démarche elle-même – le temps de calcul pour optimiser les images par exemple – comparé aux gains. Quant aux vidéos il avait fait le choix de les conserver, au moins en partie. Pourtant, tout cela ne semblait pas avoir été fait en vain ; l’article a même été abondamment relayé autour de moi, comme pour me certifier qu’il s’agissait bien là d’un article de référence dans le paysage de la low-tech.

De tout cela, j’en tirai la conclusion que « faire de la low-tech » n’est pas tant lié au résultat final qu’à une démarche volontaire.

Finalement, c’est Bertrand Keller qui l’exprimait le mieux dans son article « La Low-Tech, concept positif » (la mise en gras est de moi) :

Dans l’article (Les tables de la Low (Tech)), j’ai repris la définition donnée par le Low-Tech Lab, pour la questionner. Je n’ai pas vu dans la définition, de notion de perte d’usage. On parle d’utilité, d’accessibilité, de durabilité ; c’est-à-dire un concept de but mais pas de perte d’usage sous prétexte que ça consomme moins d’énergie.

Pour comprendre la low-tech, il faudrait donc prendre le problème par l’autre bout : pour un usage donné que je considère utile, comment puis-je le rendre le plus accessible et durable possible ?

À ce point-là de mon article, je ne suis toujours pas aligné avec le terme même de low-tech, mais sa finalité positive me parle bien.

Toutefois, quelque chose continue de me chiffonner et je vais l’illustrer avec une petite anecdote. Lors du dernier Snowcamp, une conférence – Développement Zéro Déchet – a fait salle comble (c’est un euphémisme tellement ça débordait de partout). Les intervenant·es n’abordaient pas frontalement la notion de low-tech, mais vous conviendrez que quand on parle de « zéro déchet », on n’en est quand même pas bien loin. Il et elle expliquaient les étapes pour optimiser une application développée précédemment en se basant sur des principes « zéro déchet ». Sauf que – et je ne sais pas si ça a été décidé consciemment avec le souci d’illustrer – l’application avait été tellement mal conçue à l’origine que je trouvais l’exercice totalement aberrant. J’ai plutôt eu l’impression d’assister à un cours d’optimisation assez basique que réellement une réflexion autour d’un hypothétique « développement zéro déchet ».

La démarche n’en était pas moins intéressante, d’autant plus que c’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille qu’il pouvait y avoir un problème plus profond dans cette histoire de low-tech numérique. Finalement ne s’agirait-il pas d’une forme de green-washing pour développeur·ice en quête de sens dans son métier ? Sous couvert de vouloir alléger notre empreinte carbone, nous commencerions (enfin) à développer nos sites de manière correcte et optimisée ; de l’optimisation technico-politique en fin de compte.

Cela cache par ailleurs un problème que je n’ai vu nulle part posé : de quel impact concret parle-t-on ? Je n’en ai pas la réponse, mais si des études existent sur le sujet je ne serais pas étonné que le gain du passage d’un site dynamique à du statique soit ridiculement faible face au visionnage d’une vidéo de chaton sur Youtube, lui-même minime face à la fabrication d’un terminal. « Développer des sites statiques », bientôt dans les conseils du gouvernement pour combattre le réchauffement climatique au côté de « faire pipi sous la douche » et « trier ses courriels » !

Mais ce serait considérer le problème uniquement d’un point de vue comptable.

On en revient doucement à l’éternel débat : les actions individuelles de faible impact valent-elles le coût d’être menées ? J’ai tranché pour mon cas personnel depuis un moment en considérant que c’est très justement à chaque individu d’y apporter une réponse. Les encourager ne me semble toutefois pas idiot en cela qu’une action individuelle reste souvent un premier pas facile au sein d’une démarche politique plus large (ici, « réduire notre impact environnemental »). Cela ne doit pas occulter que les vrais changements surviendront à un niveau systémique… mais est-ce qu’un ensemble d’individus ne peut pas former un « système » en capacité de s’opposer à d’autres forces systémiques ?2

Pour résumer tout ce que j’ai dit jusque-là, on a vu que la notion de low-tech en numérique n’a pas tellement de réalité « physique » (ou alors peut-on parler de « low-tech-on-high-tech » ?) Il s’agirait aujourd’hui plutôt d’un mouvement d’individus adoptant une démarche politique volontaire d’optimisation de leurs sites Internet afin de réduire leur impact écologique. Ça peut sembler extrêmement réducteur comme vision et je rappelle qu’il s’agit uniquement de la mienne, exprimée à travers mes propres biais. Connaître les limites d’une telle démarche me semble toutefois important pour prendre conscience qu’il ne s’agit que d’un outil parmi d’autres pour ne pas s’en contenter. Cela peut également aider à répondre à des critiques.

Vous ne sauverez certainement pas la planète avec des sites statiques, mais vous aiguiserez vos engagements tout en rendant vos visiteur·heureuses3.

Pour ma part, je ne pense pas / plus utiliser le terme de low-tech car je le trouve mal adapté à ce qu’il cherche à définir. Pour l’instant je lui préfère la notion de « sobriété » qui a l’avantage de ne pas s’opposer frontalement à la high-tech (ce que le numérique est intrinsèquement). Il s’agit évidemment d’un choix personnel, et Bertrand – cité plus haut – s’est aussi questionné sur le sujet en faisant le choix inverse. Cela n’enlève rien à l’utilité de cet outil qui cherche à questionner l’impact du numérique sur le monde physique qui nous entoure. Il vient donc s’ajouter à ma besace, en compagnie de la notion de logiciel libre qui questionne le concept de propriété. Dans ces deux cas, ce n’est pas tant leur finalité qui m’intéresse que les imaginaires positifs qu’ils tentent de bâtir, ainsi que les cultures qui en émergent ; comme des remèdes à un monde qui ne tourne parfois plus si rond.


  1. Sauf à vivre en Océania en 1984, évidemment. 

  2. J’avais initialement écrit « qu’est-ce qu’un « système » si ce n’est un ensemble d’individus ? » On m’a très justement fait remarquer que cela occultait la présence d’autres « systèmes » comme les États ou Marchés. 

  3. L’écriture inclusive permet également d’inventer de nouveaux type de jeu de mots. On est d’accord que ce n’est pas super lisible par contre ! 

Revenir à la série